Keep It Simple and Stupid. Chacun connaît l’acronyme du baiser. Et pourtant….Simplicité ne saurait s’apparenter à bêtise. C’est même tout l’inverse. “La simplicité est la sophistication suprême.” Léonard de Vinci.
Dans cette série d’articles, je vous propose de revenir sur des bases, des ateliers et outils agile connus de tous, mais sous un format accessible, emprunt de quotidien et de bon sens. Pour expliquer simplement les choses, et donner à chacun le loisir de comprendre. L’intelligence, “inter” et “ligare” pour la racine latine, faire du lien entre. Car c’est bien de cela dont il s’agit : faire du lien entre ce que chacun sait, connaît, entrevoit, déjà dans sa vie personnelle et ce qu’il ou elle vit ou expérimente dans le monde professionnel. Un fossé en apparence: si peu en réalité.
Bon voyage !
Au menu ? La Value Stream Map.
Dans le précédent et premier article de cette série, je vous parlais du story mapping. Cette fois, je m’intéresse à un autre incontournable parmi les outils agiles, sujet de terreur et de défiance, la Value Stream Map. Récemment, j’ai dû présenter le principe de la VSM à des C-Level managers pour expliciter ma démarche d’accompagnement dans le cadre d’une transformation agile. Ces personnes venaient de plusieurs pays, après s’être levés à l’aube pour sauter dans un avion, ils allaient passer quatre longues heures avec moi, à m’écouter parler d’agilité, de comment je proposais de littéralement bousculer toutes leurs habitudes et avec elles, leur quotidien. Une fois n’est pas coutume, j’ai souhaité faire preuve de compassion.
Plus sérieusement, j’ai exposé cette volonté de rendre cet exercice concret en l’ancrant dans le quotidien précité. Je remercie Olivier Beretti, Agile Transformation Leader chez mon client actuel, qui a oeuvré avec moi à mettre en place cet exemple. In fine, celui-ci a atteint son but et voici comment.
Acte 1. Basique
Il nous fallait tout d’abord trouver un exemple de la vie quotidienne, propice à illustrer ce qu’est une VSM. Autrement dit, un exemple de processus, regroupant différentes actions / activités (avec plus ou moins de valeur ajoutée) qui permettent de passer d’une idée à une sorte d’incrément produit livrant de la valeur.
L’heure avancée de la journée, la pluie et le changement d’heure furent vraisemblablement pour grande partie responsables de la suite, comme nous décidâmes de partir sur l’exemple des vacances. Me revint alors en mémoire quelques atermoiements sur ce processus complexe, qui laisse généralement les acteurs impliqués dans un état plus proche de l’arrêt maladie que de l’enthousiasme furieux à la perspective de s’acheter le Lonely Planet.
Acte 2. Tout va bien
Comme dans toute bonne VSM, nous avons décidé d’identifier tout d’abord les personnes impliquées : dans notre exemple, il serait simple comme nous décidions de ne considérer que les deux membres d’un couple, constitué d’une femme et d’un homme, qui allaient intervenir sur le processus. Ensuite, nous avons tâché de décrire les différentes activités permettant d’obtenir le précieux sésame du billet d’avion. Le billet d’avion pouvant alors ici s’assimiler à l’incrément produit. A chaque activité, nous avons associé son détail de sorte à être certains de considérer une réelle étape du processus. Et pour chaque activité, nous avons également consigné les critères de sortie, autrement dit, ce qui se matérialise concrètement dans le réel, comme incontournable, pour passer d’une activité à une autre. Restait alors à placer de quoi remplir le coût, autrement dit l’effort / la complexité / la difficulté associés à chaque activité, ainsi que la valeur, autrement dit le bénéfice, la satisfaction pour les acteurs, mais également à l’aune de notre objectif de tenir en main deux billets d’avion. En posant le coût et la valeur, nous serions alors en capacité de mesurer un retour sur investissement à chaque étape. (ROI, en anglais, pour les puristes qui regarderont le schéma associé plus bas). Pour faciliter le déroulé de l’exercice et tenir en une heure maximum, nous sommes arrivés en présentant ce processus aux participants. Ils allaient pouvoir en revanche débattre avec nous du coût et de la valeur.
Acte 3. Défaite de famille
A cette étape, prêtons une attention particulière à notre exemple. Au commencement, les choses vont plutôt bien.
L’activité Dates embarque monsieur et madame. Il convient de s’entendre tout d’abord, en couple sur le moment opportun pour poser des vacances, ce que nous n’avons pas matérialisé par un formalisme spécifique, puis de passer à l’étape professionnelle où, une fois les congés à disposition vérifiés, les collègues soudoyés à renfort de croissants et le manager convaincu des vertus du télétravail aux Maldives, il ne nous reste en critère de sortie que la validation dans l’outil de saisie des congés par le manager. Cette étape a été matérialisée par une pénibilité (coût) de 15 points (totalement au doigt mouillé sur une échelle de 0 à 100) tandis que la valeur, au sens bénéfice, à ce stade, a été évaluée à 10 par les participants (des congés en perspective, cela donne toujours un petit baume au coeur. Ne dites pas non, vous avez souri.)
L’activité Lieu embarque les mêmes acteurs et livre quant à elle évidement beaucoup de valeur, tant cette étape est propice au rêve et parfois, aux illusions. C’est du moins ainsi que les participants l’ont ressenti. Car de fait, dans le détail de l’activité, on retrouve ici le choix cornélien de prendre ou laisser les enfants, ainsi que le chien. Cependant, le ROI est ici positif, à la différence de l’activité précédente. Les critères de sortie sont, quant à eux, plus drastiques dans la mesure où ils sont corrélés à l’utilisation brutale de Facebook et son seuil de « like » minimum. Ce seuil a fait débat dans la mesure où le critère n’était pas compris par tous de la même manière (de l’importance de l’alignement) : 15 like semblent suffisant pour valider l’appétence collective quant au lieu choisi, mais l’usage des commentaires s’avère aussi un check-point non officiel pourtant très considéré par les participants. « Je vous déteste, vous avez trop de la chance », « C’est trop beau » + smiley coeur dans les yeux, « Tranquille la vie, t’as gagné au loto » arrivent dans le top 3 des commentaires qui permettraient officieusement de passer de l’activité Lieu à l’activité Voyageurs. Les critères de sortie, comme dans la vie professionnelle, sont parfois considérés selon le prisme de chacun. D’où l’interêt de s’entendre collectivement sur ceux-ci. Dans cet exemple, nous avons choisi d’en rester à 15 like pouce, coeur, colère-dégoût ou waou. Le smiley rire n’ayant pas été retenu comme critère de sortie.
L’activité Voyageurs va sceller définitivement le sort des enfants et du chien. Ces derniers n’iront pas aux Maldives. Il conviendra alors de prévoir les solutions de garde de ces acteurs, toujours sur un mode collaboratif entre les deux membres du couple. Le ROI de cette activité, souvent lourde de culpabilité fugace, s’avère négatif. Je constate que les participants sont en général assez alignés sur ces points : les vacances sont une occasion de passer du temps avec ses enfants, assurément les laisser à la maison s’avère douloureux. Mais la perspective d’une pina colada au bord d’une piscine apaise la douleur morale. Concomitamment, les critères de sortie sont assez formalistes dans la mesure où on fait appel à des tiers extérieurs pour valider les décisions du couple. Et ces acteurs, notamment dans le cas des grands-parents, ne sont pas furieusement convaincus par l’adaptation au changement. Sur ce point, les participants ont validé une expérience visiblement similaire pour le plus grand nombre.
L’activité Budget a, arbitrairement, été confiée à Monsieur, pour la seule raison que celui-ci avait fait un bac S. Monsieur va donc s’acquitter de différentes tâches allant du lancement d’un fichier Excel avec macros élaborées pour calculer le coût de la bière en Asie du Sud et regarder compulsivement les offres promotionnelles sur Go Voyage. Cette activité est passablement pénible pour Monsieur, qui n’en voit d’ailleurs pas réellement l’intérêt, tant il considère secrètement qu’il n’y aurait qu’à regarder la disponibilité de fonds sur le compte commun et s’en tenir à cela. Le ROI est d’ailleurs très représentatif du sentiment de solitude teinté de frustration, ressenti par monsieur. Une fois le solde du compte finalement vérifié à l’aune de la valeur du houblon, et sous réserve que le premier ne soit pas dans le rouge, Monsieur considère pouvoir passer le relai à Madame, qui s’est, quant à elle, vue confier l’exclusivité de gestion sur l’activité Réservation. Les participants ont souhaité charger lourdement cette activité en coût : chacun avait visiblement quelques souvenirs permettant de se projeter aisément dans l’exemple.
Malheureusement, et alors que cette activité de Réservation devrait apporter un maximum de bénéfice et donc de valeur, comme le processus touche à son but, le détail de cette activité fait froid dans le dos si bien que le ROI tombe à 0. Confrontée au réel, Madame réalise que les estimations de son conjoint sur le prix de la bière Tiger ne lui sont d’aucun secours. Les tarifs des voyages sur différents sites de réservations lui semblent totalement prohibitifs et elle ne retrouve pas le minimum vital à sa survie en vacances (MVP) qu’elle attendait personnellement dans l’Excel de Monsieur. Après des allers et retours sur ce sujet et entre ces deux activités Budget et Réservation, et entre les deux protagonistes, à l’aide d’envois de mails et sms incendiaires pendant les pauses déjeuners, Madame finira par réserver en Bourgogne. Les formules Excel indexées sur les bières serviront éventuellement l’année prochaine. Elle a reçu le mail de confirmation pour sa réservation, ce sera un Go Live pour Château Pommard.
Acte 4: La lumière
En regardant de plus près le processus, on constate immédiatement un étranglement, du gaspillage en temps et donc un ROI catastrophique sur l’activité Budget.
Pourquoi ne pas alors tenter un ajustement ? C’est ainsi que nous avons souhaité orienter la suite de l’atelier aux participants. En proposant un grooming, c’est à dire un affinage du budget avec les deux membres du couple, autour d’un plateau TV collaboratif, on place immédiatement les estimations sous un angle plus réaliste. Madame souhaite un nouveau maillot de bain s’il s’agit de plage ? Qu’à cela ne tienne. La valeur des choses et leur priorité méritent souvent d’être discutées ensemble. Dans le cas de Madame, un nouveau maillot de bain lui permettra de relancer son compte Instagram et d’acquérir de nouveaux followers. Elle espère ainsi devenir ambassadrice d’une marque de prêt à porter pour enfants, et escompte alors réaliser des économies sur la garde-robe des leurs. La systémique se niche partout ! Monsieur souhaite quant à lui une Go Pro en avance de phase de Noël pour filmer les fonds marins. Il n’est pas très à l’aise avec la plongée et pour accompagner sa femme dans cette activité, il lui faut une source de motivation. Filmer leurs aventures aquatiques lui semble un réel bénéfice moral. On retrouve aussi des éléments récurrents, plus ou moins prioritaires, d’une année sur l’autre : la crème pour les cheveux, la coque pour l’iPhone… A chaque chose est associée une raison d’être, un « why ». Des éléments qu’on pourrait sans doute conserver en liste, d’une fois sur l’autre, de sorte à gagner du temps, s’entendre à date sur leur importance, leur urgence, et fluidifier le processus à l’avenir. Par la magie de Google Drive, le listing au format check list est crée et stocké sur les comptes Drive respectifs de Monsieur et Madame. La check list est donc cochée et validée ensemble, le plateau TV est terminé, on s’épargne un gaspillage de temps en disputes, incompréhensions et peurs inutiles. Le ROI sur les activités Grooming Budget et Budget reste améliorable mais il est meilleur que précédemment, on a fluidifié le flux et capitalisé sur un outil pour la prise en compte effective des coûts cachés. Monsieur pourra se reporter à ce tableau collaboratif pour vérifier les fonds du compte commun au moment opportun (le dernier moment responsable) comme il connaitra précisément le MVP pour les prochaines vacances. De nouvelles séances d’apéritif affinage pourront être envisagées en cas de changement du listing. Cette fois, d’ici quelques mois, c’est certain, ce sera enfin les Maldives.
Acte 5 : De la conclusion que j’en tire
Les principes qu’on souhaite enseigner avec cet atelier sont souvent les suivants : voir l’ensemble du système, créer du lien entre les gens, travailler en équipe, partager ensemble les difficultés, faire la chasse au gaspillage, optimiser le retour sur investissement. Via cet exemple, les participants ont eu l’opportunité, de manière ludique et rafraîchissante, d’appréhender tous les fondamentaux sur l’exercice de la VSM, mais sans doute plus largement encore sur l’approche Lean à qui l’on doit cet atelier.
La métaphore trouve évidemment ses limites si on cherche dans le détail et qu’on la pousse dans ses retranchements. Mais là n’est pas réellement le but de l’exercice. L’objectif de ce format d’atelier consiste davantage à rendre concret un exercice qui inquiète encore beaucoup les gens que j’accompagne, de par son apparence dense et foisonnante. En proposant cet exemple de la vie courante, qui parle à chacun, on permet aux participants d’oser croire qu’ils sont tout à fait capables de faire et de s’améliorer, également dans leur contexte professionnel.
Pour l’anecdote, les C-Level précités ont tout compris à la VSM, quant à son intérêt sur le fond et sur comment transposer l’exemple pour en mettre une en place sur leur contexte professionnel. Nous avons certes orientés beaucoup les choix, par souci de temps, mais chacun a pu apporter sa contribution, notamment sur les coûts et bénéfices, mais aussi sur les critères de sortie. Ils ont pu appréhender ce qu’est un système au sens kanban, où commence et où s’arrête la propriété, où nous pouvons agir, la portée et les objectifs du système (le cadre en kanban). Nous avons aussi introduit l’idée de poser des règles explicites et les visualiser (encore du kanban). La projection dans la vie quotidienne, dans le cadre d’une expérience que beaucoup de gens connaissent, a permis de faire tomber les barrières initiales liée à la peur en introduisant le ressort de l’humour. La VSM, outils de communication, outil de visualisation, outil d’alignement et premier pas vers un kanban ? Un bon début pour un atelier d’une petite heure. C’est ainsi que ces participants, émérites voyageurs dans leur cadre professionnel, ont pu l’analyser. Même si pour eux, la terre est ronde, pour une seule bonne raison : après avoir fait le tour du monde, tout ce qu’ils veulent, c’est être à la maison… Merci à Orelsan pour sa source d’inspiration, sans cesse renouvelée.
La prochaine fois, je vous parlerai d’un grand moment d’humanité, les courses alimentaires chez Auchan. Et croyez moi. Vous êtes déjà plus agiles que vous ne le pensez.